Accroché depuis 1866 dans la salle de la Cour d’assises de la Moselle à Metz, le tableau de la Crucifixion de Devilly avait été recouvert en 2000 pour satisfaire ceux qui souhaitaient au nom du principe de la laïcité le retrait de l’œuvre.
La Crucifixion par Devilly a suscité une polémique à Metz dans les années 2000
Le tableau a intégré en toute discrétion en 2007 le chœur de l’abbatiale Saint-Nabor à Saint-Avold. Il a été remplacé en 2013 par une nouvelle peinture : La Levée du siège de Metz par Charles Quint, reproduction de 1928 signée Léon-Charles Canniccioni. Signalons également pour comprendre la suite que depuis la réforme de la Constitution du 23 juillet 2008, mise en application en 2009, le droit de saisir le Conseil constitutionnel (Question Prioritaire de Constitutionnalité) a été étendu aux citoyens qui peuvent maintenant demander le contrôle a posteriori de la constitutionnalité d’une loi à l’occasion d’un procès les concernant.
La croix et la balance (Article paru dans Libération le 5 octobre 2000)
« La salle de la Cour d’assises de la Moselle à Metz est ornée d’un tableau représentant le Christ. Théodore Devilly, l’un des chefs de file de l’Ecole de Metz, l’a peint en 1866. La question peut paraître surprenante pour « la France de l’Intérieur » (expression utilisée par les Alsaciens et les Mosellans), soumise au principe de la laïcité : faut-il garder ce tableau à sa place ou faut-il le décrocher ? Après consultation, les magistrats et autres fonctionnaires des juridictions, ainsi que les avocats du barreau de Metz, se sont prononcés pour le maintien du tableau. Pour l’instant, les responsables de la Cour d’appel de Metz ont choisi un compromis : tendre un rideau devant le tableau litigieux en attendant la décision de la Chancellerie. »
Il convient de replacer cette affaire dans son contexte historique et juridique.
En Alsace-Moselle, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ne s’applique pas et les religions ont une place reconnue dans la société. Le Droit Local, héritage de l’histoire, génère certaines différences avec le régime en vigueur dans le reste de la France :
- d’après la loi du 18 germinal An X (intégrant le Concordat qui est un traité international), les ministres des cultes reconnus (catholique, protestants et israélite) sont rémunérés par l’Etat, mais leur nomination est soumise à l’accord des autorités civiles.
- d’après la loi Falloux de 1850 et le décret de 1974 d’une part, et les ordonnances de 1873 et 1887 d’autre part, un enseignement religieux est donné aux élèves de ces cultes reconnus dans les écoles publiques primaires et secondaires (les dispenses sont cependant possibles).
- d’après un décret du 23 Prairial An XII, les cimetières peuvent être divisés par confession religieuse, qu’il s’agisse de religion du culte reconnu ou non.
Ces textes peuvent apparaître en conflit avec certains principes de la Constitution comme le principe de la laïcité, mais ils ont été incorporés dans l’ordre juridique interne depuis les lois d’introduction de 1924. De plus, l’inconstitutionnalité éventuelle du Droit Local est impossible à sanctionner puisque le Conseil Constitutionnel ne peut contrôler la conformité à la Constitution que des lois à promulguer et non des lois déjà en vigueur.
Quelle est maintenant la légalité de la présence d’insignes religieux (crucifix, tableaux, statues, etc.) dans les salles d’audience des tribunaux ? La loi de 1905 ne s’appliquant pas en Alsace-Moselle, plusieurs raisonnements sont possibles :
Premier raisonnement :
La présence des insignes religieux était liée aux règles de procédure devant les tribunaux et notamment au fait qu’il fallait prêter serment en référence à Dieu. Si on estime que l’article 481 du Code de procédure locale légitimait la présence d’insignes religieux dans les tribunaux, l’abrogation expresse de ce texte par un décret de 1975 justifie le retrait de ces insignes.
Deuxième raisonnement :
Si les insignes religieux sont matérialisés par des objets classés, leur présence au tribunal est justifiée par l’intérêt artistique qu’ils présentent. La pratique de la Direction des Affaires Culturelles serait de garder l’insigne religieux à sa place compte tenu de son histoire et de son environnement.
Troisième raisonnement :
Que les insignes religieux soient des objets classés ou non, l’autorité publique (dans le cas des tribunaux, le Ministre de la Justice ?) peut estimer que leur exposition trouble l’ordre public et dans ce cas les faire déplacer ou retirer.
Quatrième raisonnement :
Ne peut-on pas dire qu’en Alsace-Moselle, la pratique ou la coutume, propres aux trois départements de l’Est, font que les insignes religieux appartiennent au patrimoine local ? Il existe un précédent (réponse ministérielle n° 23680 du 21 mai 1990) : le Garde des Sceaux a reconnu que la pratique en Alsace-Moselle permet de faire figurer sur le livret de famille les actes religieux tels que le baptême ou le mariage.
La solution d’une grande tenture visant à masquer le tableau de Devilly ne devait être qu’une mesure provisoire car elle risquait de raviver une guerre de religion d’un autre temps. Le trouble étant avéré puisque certains avocats avaient déjà annoncé qu’ils refuseraient de plaider dans cette salle, le bon fonctionnement de la Justice justifiait le retrait du tableau.
Cela dit, comment éviter de froisser la sensibilité locale ? Difficile à dire. Cette affaire rappelle l’attachement des populations locales au régime des cultes s’expliquant par le rôle particulier de l’Eglise, qui, sous l’annexion de 1870, avait été un rempart français, alors que les élites s’étaient exilées à Nancy ou à Paris.
Bernard ZAHRA, Professeur de Droit en classe préparatoire à l’expertise comptable à Metz, pour le Groupe BLE Lorraine.
M. ZAHRA est l’auteur d’un livre de référence sur les spécificités d’Alsace-Moselle : A la découverte du Droit Local d’Alsace-Moselle (Editions Fensch Vallée).
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